21 07 2010 - Plantu - "Le Quai d'Orsay ne pèse plus rien dans les affaires africaines"

Publié le par Nominoe

 

LEMONDE | 06.07.10 | 14h26

 

 

Jean-Christophe Rufin, ancien ambassadeur français au Sénégal, met en cause l'influence de réseaux parallèles sur l'Elysée.
AFP/SEYLLOU

Jean-Christophe Rufin, ancien ambassadeur français au Sénégal, met en cause

l'influence de réseaux parallèles sur l'Elysée.

 

 

L'écrivain Jean-Christophe Rufin, que Nicolas Sarkozy avait nommé ambassadeur de France à Dakar (Sénégal) en août 2007, a quitté ses fonctions le 30 juin après que le président Abdoulaye Wade a demandé à la France son départ, et l'a obtenu. Quittant la diplomatie, il a retrouvé sa liberté de parole et s'exprime sur la politique africaine de la France. M. Rufin va se consacrer désormais à plein-temps à l'écriture et envisage de reprendre des responsabilités au sein d'une organisation humanitaire.

 

Alain Joyandet, secrétaire d'Etat à la coopération qui vient de démissionner du gouvernement, était l'un des responsables de la diplomatie française à l'égard de l'Afrique. Que vous inspire ce départ, vous qui avez été, depuis trois ans, l'un des acteurs-clés de cette politique ?

 

Les affaires personnelles de M. Joyandet ne me regardent pas. Ce que je remarque, c'est la proximité qu'il avait à la fois avec l'Elysée et avec un certain nombre d'intermédiaires officieux qui ont été remis en selle depuis trois ans. La réalité, c'est que le Quai d'Orsay ne pèse plus rien dans les affaires africaines et que, la nature ayant horreur du vide, les choses se passent ailleurs. Bizarrement, M. Joyandet, placé sous la tutelle du ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, prenait beaucoup plus ses ordres à l'Elysée qu'auprès de celui-ci.

 

Qui dirige donc aujourd'hui la politique africaine de la France ?

 

Ces dernières années, un mode de gouvernance particulier s'est construit : les affaires africaines les plus sensibles sont tranchées par Claude Guéant, qui est un préfet et n'a pas une connaissance particulière de l'Afrique. Dans ce domaine qu'il s'est réservé, le secrétaire général de la présidence agit d'autant plus librement qu'il n'en répond ni devant l'Assemblée ni devant le gouvernement. Il dépend du seul président de la République, dont j'ignore s'il est complètement informé des initiatives de son collaborateur.

 

Est-ce vraiment nouveau ?

 

Lorsque j'ai été nommé ambassadeur, à l'été 2007, j'avais la conviction que nous étions à la veille d'une vraie transformation de nos relations avec l'Afrique. C'est la raison pour laquelle je me suis engagé. Nicolas Sarkozy avait exprimé une claire volonté de rupture avec le passé. Certaines de ses initiatives vont dans ce sens, comme l'attention portée à l'ensemble du continent et non plus au seul "pré carré" francophone, la renégociation des accords de défense ou la campagne pour que l'Afrique soit représentée au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais, aujourd'hui, je considère que nous risquons de manquer une chance historique. Car les années 2007-2010 ont vu se reconstituer tous les vieux travers de la relation franco-africaine.

 

Ce sont précisément les années où vous avez été en poste à Dakar. Que s'est-il passé ?

 

Il s'est passé que Bernard Kouchner n'a pas souhaité ou pas pu s'imposer dans ce domaine et, plus généralement, en politique étrangère. Etant donné son parcours que nous admirons tous, il est difficile de comprendre comment il peut avaliser des décisions prises par d'autres sur des bases qui ne sont pas les siennes.

Vous trouvez qu'il avale des couleuvres ?

La dernière en date a été la décision de l'Elysée de nommer mon successeur sur la proposition du président Wade, alors qu'il n'y adhérait pas.

 

Vous lui reprochez de ne pas vous avoir défendu ?

 

Ce n'est pas une question personnelle mais de principe, de méthode. D'un côté, il y a un Quai d'Orsay qui sert de vitrine à la fois "people" et morale, et, de l'autre, une realpolitik faite par-derrière et par d'autres. M. Kouchner a réorganisé le ministère des affaires étrangères à la manière d'une organisation non gouvernementale (ONG). Il a créé une "direction de la mondialisation" au titre ronflant, qui laisse entendre que la France peut régler les problèmes du monde. Mais quand vous pénétrez dans les bureaux, vous découvrez deux personnes sans aucun moyen, supposées lutter par exemple contre le réchauffement climatique ! Le Quai d'Orsay est aujourd'hui un ministère sinistré, les diplomates sont dans le désarroi le plus total, car ils ne se sentent pas défendus.

 

On a l'impression que vous attaquez M. Kouchner par dépit, parce que vous estimez qu'il ne vous a pas proposé de poste à votre hauteur.

 

Ce n'est pas exact : il m'a proposé de diriger la nouvelle agence culturelle française. J'ai refusé, notamment parce qu'il en excluait l'audiovisuel extérieur qui en est une composante essentielle.

 

Estimez-vous que le président sénégalais Abdoulaye Wade a obtenu votre départ parce que vous refusiez de soutenir son projet de faire de son fils son dauphin ?

 

J'ai résisté plus longtemps que mes deux prédécesseurs, pourtant diplomates de carrière, et j'ai gardé ma liberté d'action, mais le président Wade a été souvent irrité par la sympathie dont je jouissais au Sénégal. J'ai toujours plaidé pour que la France observe dans ce pays la plus stricte neutralité et ne soutienne aucun candidat potentiel. Cela a pu déplaire et ma tête a été demandée plusieurs reprises.

 

Pourquoi la France lui a-t-elle finalement donné satisfaction ?

 

Je vois deux possibilités : soit le flottement de la politique étrangère française qui fait que l'on ménage les pouvoirs en place. Soit l'influence des réseaux parallèles qui militent pour que la France soutienne une succession dynastique au Sénégal.

 

Comment caractérisez-vous ces "réseaux" ?

 

Ils sont construits à l'inverse des réseaux Foccart qui existaient du temps du général de Gaulle. Jacques Foccart avait ses défauts mais on ne pouvait lui dénier le sens de l'Etat. Ses réseaux occultes étaient censés servir les intérêts de la France. Aujourd'hui, il s'agit de réseaux de lobbying qui cherchent à faire valoir les intérêts de tel ou tel régime africain auprès des autorités françaises.

 

Y parviennent-ils ?

 

Je pense qu'ils sont trop écoutés.

 

Pour quelles raisons ? Ils procurent un financement politique ?

 

C'est un grand mystère. Parce que, en réalité, ils ne se nourrissent que du bruit qu'ils font et ne représentent qu'eux-mêmes. Si ces visiteurs du soir étaient mis à la porte de l'Elysée, il ne se passerait rien.

Vous faites allusion à l'avocat Robert Bourgi, conseiller de plusieurs chefs d'Etat africains, qui a ses entrées à l'Elysée.

 

Mais est-il un réseau à lui tout seul ?

 

Ce n'est pas à moi de le dire, d'autant que j'ai gardé ma liberté en faisant en sorte de ne jamais subir son influence. Mais la situation actuelle me fait penser aux débuts de la colonisation, lorsque les grandes maisons de commerce avaient besoin des Libanais implantés en Afrique (c'est le cas de la famille de Robert Bourgi) pour entrer en contact avec les indigènes. Aujourd'hui, des intermédiaires jouissent d'un crédit auprès de nos dirigeants sous prétexte qu'ils seraient en sympathie avec les Africains. Ils profitent aussi du climat de défiance qui règne vis-à-vis des diplomates. Le pire est qu'ils parviennent à faire croire en haut lieu que leurs analyses sont plus désintéressées que celles fournies par les ambassadeurs, alors qu'ils sont stipendiés et ne font qu'exprimer l'opinion de leurs clients.

Des voix africaines critiquent la façon dont la France s'apprête à célébrer le cinquantenaire de ses anciennes possessions africaines, notamment en faisant défiler les descendants de ses anciens colonisés pour le 14-Juillet.

 

Partagez-vous ce sentiment ?

 

Je pense que nous aurions pu nous associer davantage aux célébrations organisées par les pays africains eux-mêmes, au lieu de vouloir faire de cet anniversaire une affaire française. Cette opération n'a d'ailleurs pas rencontré d'adhésion particulière en dépit des moyens qui y ont été consacrés. Les Français ont bien compris que ce n'était pas leur affaire. Surtout, cette célébration masque un rendez-vous manqué. En 2007, les conditions étaient réunies pour renouveler les relations franco-africaines, rompre avec le passé, avancer vers une indépendance véritable. C'est cela que nous devrions être en train de célébrer aujourd'hui.

 

Propos recueillis par Philippe Bernard

 

 

 

 

Publié dans France

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