Amérique latine, l'armée de retour
Mes amis Guatemaltèques pouraient vivre de nouveaux moments douloureux.
Le Guatemala aujourd'hui ...
Bel article sur la situation actuelle de P.Paranagua.
Analyse | | 03.02.12 | 15h06
par Paulo A. Paranagua (Service International)
Vingt ans après la fin des guerres civiles en Amérique centrale et le retrait des dictatures sud-américaines, les militaires sont de retour en Amérique latine. Sous prétexte de rétablir l'ordre public, les forces armées sont engagées sur le territoire national et des officiers supérieurs sont promus à des responsabilités au sommet de l'Etat.
Le général de réserve Otto Perez Molina a été investi président du Guatemala, le 14 janvier. Conservateur, il succède au social-démocrate Alvaro Colom, débordé par le crime organisé. Le général a promis de stopper l'escalade des violences, en faisant appel aux commandos d'élite de l'armée. Les victimes de la guerre civile (1960-1996), qui a fait 100 000 morts et disparus, n'ont pas oublié les exactions des militaires guatémaltèques.
Le Guatemala est un Etat défaillant dans une Amérique centrale devenue le maillon faible de la région. Pris en tenaille par la répression des stupéfiants en Colombie et au Mexique, les cartels de la drogue mettent sous pression l'isthme centraméricain. Au Honduras, le général Romeo Vasquez, un des putschistes de 2009, enhardi par l'élection du général Perez au Guatemala voisin, songe à briguer la présidence de la République, fort de son "savoir-faire".
Le Salvador forme avec le Honduras et le Guatemala le "triangle nord" de l'Amérique centrale, particulièrement touché par les gangs, avec les taux d'homicides les plus élevés au monde. Malgré le contre-exemple mexicain, le président salvadorien de gauche, Mauricio Funes, a multiplié les patrouilles militaires dans les rues. Au Mexique, la militarisation de la sécurité publique a provoqué une hausse spectaculaire du nombre d'homicides (47 500 morts depuis janvier 2007).
Fin novembre 2011, le général David Munguia Payes, jusqu'alors ministre salvadorien de la défense, a été nommé ministre de la justice et de la sécurité publique. Les accords de paix de 1992, après un conflit armé qui a fait 75 000 morts, interdisaient l'engagement des militaires sur le front sécuritaire au Salvador. Pour la forme, le général Munguia a troqué le treillis de combat pour le complet veston et il est repassé au cadre de réserve.
L'explosion de la criminalité, dopée par le narcotrafic, justifie ainsi l'engagement croissant des armées auprès des forces de police. Pourtant, les militaires ne sont pas entraînés au maintien de l'ordre, mais pour faire la guerre à un ennemi clairement désigné, qu'il s'agit d'éliminer ou de neutraliser.
Le tournant opéré au Mexique et en Amérique centrale s'esquisse déjà en Amérique du Sud. Au Brésil, des blindés de la marine et des parachutistes servent de force d'appoint pour le déploiement de la police dans les favelas de Rio de Janeiro. Au "Complexo do Alemao", immense dédale de bidonvilles de Rio, l'occupation militaire s'éternise, en attendant la formation des policiers censés prendre le relais. La présence prolongée des soldats suscite des incidents, sans avoir mis fin aux trafics.
A l'instar de leurs camarades sud-américains, les militaires brésiliens sont partagés. Certains prétendent que leur expérience de casque bleu des Nations unies en Haïti est utile pour la reprise en main des bidonvilles. D'autres s'inquiètent d'un rôle propice aux bavures et aux tentations de corruption. La défense de longues frontières poreuses, assaillies par le trafic de personnes et de drogues, suffirait à justifier leur mission constitutionnelle.
Au Pérou, l'investiture du lieutenant-colonel de réserve Oscar Valdes Dancuart comme premier ministre, fin 2011, est très significative. Il a suffi de quelques semaines d'agitation sociale pour que le précédent chef de gouvernement soit remplacé par son ministre de l'intérieur. La décision en revient au président péruvien Ollanta Humala, lui-même officier de réserve, qui avait connu Valdes lorsque ce dernier enseignait à l'académie militaire. Ce choix souligne l'esprit de corps des gradés, pour lesquels le monde semble se diviser en deux, les militaires et les civils.
Deux autres pays de la région illustrent cette solidarité de caste et la méfiance à l'égard de la société civile : le Venezuela et Cuba. Le président vénézuélien, le lieutenant-colonel Hugo Chavez, ne fait confiance qu'aux officiers de réserve comme lui, en particulier ceux qui sont impliqués dans leurs deux tentatives de putsch de 1992, avant sa première élection (1998). A Cuba, le régime du général Raul Castro repose sur ses frères d'armes : les militaires contrôlent les noyaux durs de l'économie cubaine et montent en puissance au sommet du parti unique.
La Colombie est le seul pays d'Amérique latine où sévit un conflit armé digne de ce nom, justifiant l'action des militaires. Les guérillas d'extrême gauche résistent, sans oublier le recyclage d'une partie des paramilitaires d'extrême droite, devenues des bandes criminelles. Pourtant, les forces armées ne patrouillent ni à Bogota ni à Medellin, et se concentrent sur la lutte contre la guérilla.
Vingt ans après avoir enterré la "doctrine de sécurité nationale" qui avait couvert les coups d'Etat militaires, la droite comme la gauche croient relever le défi de l'insécurité grâce aux forces armées. La militarisation de la sécurité publique n'est plus taboue. Cette transgression est un aveu d'impuissance pour les institutions démocratiques. Elle se fait au mépris de la société civile et des libertés.