15 10 2010 - Histoire . " L'ombre portée du passé " . Le Monde

Publié le par Nominoe

 

LEMONDE | 15.10.10 | 14h05  

 

Patrick Garcia, maître de conférences à l'université de Cergy-Pontoise, chercheur associé à l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS)

 

 

 

Régulièrement, des références aux événements de la seconde guerre mondiale surgissent dans le débat public : ainsi tout dernièrement, à droite, Jean-François Copé accusant Martin Hirsch de délation - et par là même de renier leur "histoire commune" (leurs parents respectifs ont été sauvés par des Justes) - ou, il y a quelques mois, à gauche, Jean-Christophe Cambadélis assimilant Eric Besson à Pierre Laval ou encore la comparaison répétée des mesures prises à l'encontre des Roms avec la législation de Vichy. Ce passé semble si présent qu'il peut, soixante-dix ans plus tard, faire la "une", comme le montre la publication du projet de législation antisémite de Vichy annoté par Pétain.

 

Certes, il ne s'agit pas d'un phénomène nouveau. Dès 1947-1948, un slogan appelé à une belle postérité - "CRS SS" - courait les bassins houillers en grève, mais force est de constater que l'ombre portée par la seconde guerre mondiale, loin de s'estomper avec le temps, demeure une référence prégnante dans l'espace public.

 

"Un événement est ce qu'il devient", disait Michel de Certeau. La seconde guerre mondiale est devenue, au terme d'un parcours mémoriel aujourd'hui bien identifié, triplement exemplaire. Elle l'est, tout d'abord de l'horreur du crime de masse et du racisme d'Etat : le génocide ; elle l'est du reniement des valeurs de la République : Vichy ; elle l'est enfin du courage de dire "non", qu'il s'agisse de la résistance armée à l'occupant et à ses collaborateurs ou de ce qu'on pourrait qualifier de "résistance humanitaire" : la geste des Justes. "Evénement fondateur en négatif" (Paul Ricoeur parlant de la Shoah), le génocide a vu sa mémoire érigée en digue pour conjurer tout retour de la barbarie.

 

De ce point de vue, le destin des années noires n'est pas exceptionnel. D'autres événements ont pu auparavant jouer un rôle analogue : ainsi, en juillet 1789, c'est pour éviter une "Saint-Barthélemy des patriotes" qu'on se mobilise, tandis que la Révolution elle-même domine de sa stature d'événement fondateur et sans cesse rejoué toute l'histoire contemporaine de la France au moins jusqu'en 1945, tant et si bien que Karl Marx invitait les ouvriers français à s'émanciper des "grands souvenirs" issus de celle-ci pour faire l'oeuvre de leur temps et constituer un mouvement socialiste autonome.

 

Le passé constitue une ressource symbolique qui nourrit un répertoire de gestes, de qualificatifs, d'images constamment actualisé, qui tend à légitimer l'action entreprise, à l'inscrire dans une tradition ou encore à disqualifier sans appel l'adversaire... Figure rhétorique, cette référence au passé n'en est pas moins pleinement vécue par les acteurs... Le passé semble ainsi remplir un office qui lui a longtemps été prêté comme fonction principale : être la boussole du présent...

 

Pourtant, alors que la seconde guerre mondiale a été un conflit international doublé de guerres civiles, la première dimension s'est largement estompée. Le patient travail de "déminage" des contentieux franco-allemands, conduit sans désemparer depuis les années 1950 - coopération économique (CECA, traité de Rome) ou diplomatique (traité de l'Elysée) - et scandé par les gestes de reconnaissance des souffrances mutuelles de 1914-1918 (aboutissant à Helmut Kohl et François Mitterrand main dans la main à Verdun en 1984), ou encore l'adoption par les Allemands du point de vue des Alliés (le débarquement comme libération et non plus comme invasion, Gerhard Schröder à Caen en 2004) ont permis de construire une vision commune du nazisme.

 

En revanche, ce processus n'a que très partiellement abouti au plan national. Engagé plus tardivement, quand la nécessaire fiction d'une France unanimement résistante a volé en éclats dans les années 1970, il ne cesse depuis lors de chercher un point d'équilibre. Ni l'élargissement du roman national par l'intégration du rôle des étrangers dans la Résistance par François Mitterrand, ni la reconnaissance d'une responsabilité française dans la déportation des juifs (discours du 16 juillet 1995), contrebalancée par l'hommage aux Justes (cérémonie du Panthéon du 18 janvier 2007) n'ont véritablement permis la mise en place d'une nouvelle économie mémorielle promue par Jacques Chirac sous l'appellation de "mémoire partagée". Celle-ci s'est en effet heurtée tant à d'autres demandes de reconnaissance stimulées par le précédent du discours du Vél'd'Hiv'qu'aux frustrations de ceux qui ne pouvaient se résigner à l'inscription des pages noires dans le récit national et y voyaient un symptôme du délitement national.

 

C'est à cette partie de l'électorat - plus large que l'assiette traditionnelle de la droite - que s'est adressé Nicolas Sarkozy en faisant de la France et de son histoire un des axes de sa campagne et en multipliant, après son élection à la présidence de la République, les gestes symboliques (discours à la cascade de Boulogne, au plateau des Glières, institution de la lecture annuelle de la dernière lettre de Guy Môquet).

 

Cette rupture avec la ligne du compromis mémoriel ébauché par Jacques Chirac, qui donne acte des pages noires et en même temps tâche de restaurer une confiance nationale, a, en réaction, réinscrit la seconde guerre mondiale au premier rang des grilles de lecture du présent lors du lancement du débat sur l'identité nationale comme à propos de la législation à l'égard des étrangers.

 

Stratégiquement, il n'est pas certain que cette orientation délibérée, qui est une main tendue à ceux - nombreux - que la globalisation déroute et blesse, soit un mauvais calcul politique. Au reste, si le moment chiraquien était en phase avec une révision critique des passés nationaux (reconnaissance des droits des "peuples premiers", des crimes commis par les Etats dans le passé...) - ce qu'on pourrait appeler la dimension mémorielle de la globalisation -, le moment sarkozien est en phase avec une réaffirmation non moins marquée de l'honneur national dans divers Etats, qu'il s'agisse de la Russie ou de nombreux pays européens.

 

Elle pose en outre un redoutable problème à ses adversaires : la référence à Vichy, au racisme d'Etat est-elle vraiment de nature à éclairer le présent, à saisir ce qui se joue véritablement aujourd'hui en France et en Europe, à caractériser avec pertinence la nature du sarkozysme, voire des sarkozysmes qui traversent l'Europe ?

 

Car si le passé est une ressource pour comprendre le présent, une instance de légitimation ou d'exécration, un facteur de mobilisation, de cristallisation des émotions, il n'en demeure pas moins que l'histoire ne bégaie pas et que plaquer le passé sur le présent, loin de toujours l'éclairer, peut aussi bien l'opacifier. C'est le risque - bien connu des historiens - de l'anachronisme, qui certes peut être un aiguillon, une sollicitation pour interroger le passé, mais peut également conduire au contresens et empêcher de penser le neuf.

 

   

Publié dans Histoire

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