Laurent Joly - " L'Antisémitisme de bureau "

Publié le par Nominoe

 

Un livre important sort . Je le mets dans mon coin "A lire " !

L'occupation, en France, a été très peu abordée sous cet angle.

Les conclusions de Laurent Joly sont inquiétantes ...

D'instinct, ça rappelle Raoul Hilberg

 

 


 

"L'Antisémitisme de bureau" de Laurent Joly , Grasset.

 

 

 

LEMONDE pour Le Monde.fr | 03.06.11 | 17h52

 

L'historien Laurent Joly a fouillé dans les archives de la préfecture de police de Paris et du commissariat général aux questions juives pour étudier le quotidien et les motivations des obscurs fonctionnaires qui ont appliqué les lois antijuives sous l'Occupation. Il en tire la conclusion la moins rassurante qui soit : à de rares exceptions près, ceux qui appliquèrent au quotidien la politique antisémite du régime de Vichy étaient tout sauf des antisémites. Comment l'expliquer ? Laurent Joly ne se contente pas d'invoquer la fameuse tradition d'obéissance des fonctionnaires. Il tient à en interroger les ressorts et les logiques cachées. Peu d'historiens avaient réussi à pénétrer aussi profondément et aussi rigoureusement au cœur de la machine à décriminaliser le crime.
  

"Enquête au cœur de la préfecture de police de Paris et du commissariat général aux questions juives (1940-1944)", Grasset, 448 p., 23 euros.

 



 


 

Enquête chez les soutiers de la persécution

 

 

LE MONDE DES LIVRES | 02.06.11 | 11h25 • Mis à jour le 02.06.11 | 11h25

 

 

 

En 1999, sous le titre L'Antisémitisme de plume (Berg International éditeurs), les historiens Pierre-André Taguieff, Grégoire Kauffmann et Michaël Lenoire avaient publié une passionnante étude rassemblant quelques-uns des textes les plus abjects rédigés contre les juifs pendant l'Occupation. On y croisait à toutes les pages ceux qui, pour reprendre l'image utilisée par le journaliste Lucien Rebatet dans ses Mémoires d'un fasciste, avaient décidé de faire la guerre non avec des fusils, mais à coups de porte-plume.

 

Douze ans plus tard, sous un titre proche, L'Antisémitisme de bureau, Laurent Joly aborde cette même période 1940-1944 sous un angle très différent. Ses collègues avaient fouiné dans les numéros d'Au Pilori ou de Je suis partout ; lui a fouillé dans les archives de la Préfecture de police de Paris et du Commissariat général aux questions juives. Leurs protagonistes étaient des journalistes et des pamphlétaires bien connus à l'époque ; les siens sont d'obscurs fonctionnaires dont les noms n'ont jamais eu les honneurs de la presse ou des livres d'histoire. Les bardes de la haine antijuive d'un côté ; les soutiers de la persécution de l'autre.

 

LÉGION DE GRATTE-PAPIER

 

Inutile de dire que nous sommes loin, ici, du Tout-Paris de la collaboration. Ni l'ambassade d'Allemagne ni l'Hôtel Meurice ne font partie du décor, et sur la scène n'apparaît ni un Doriot ni un Brasillach. Là où le jeune historien nous entraîne, c'est au coeur de deux bâtiments dont les façades n'ont jamais porté de croix gammée, où les gratte-papier étaient légion et les sommités fort discrètes

 

Le premier se trouve place des Petits-Pères, dans le 2e arrondissement : c'est dans cet immeuble situé à deux pas de la Bourse et du Palais-Royal que s'est installé, en 1941, le Commissariat général aux questions juives, l'organisme chargé d'appliquer la législation antisémite du régime de Vichy, notamment en matière de spoliations. Le second est la caserne qui abrite la Préfecture de police, sur l'île de la Cité : c'est là, au 3e étage de la galerie ouest, dans le bureau 91, au débouché d'un escalier qu'ils étaient obligés d'emprunter (un panonceau, au rez-de-chaussée, leur interdisait l'usage de l'ascenseur), que des milliers de personnes défilèrent pour se faire contrôler par les agents de la "sous-direction des affaires juives".

 

De cette minutieuse plongée dans la machine bureaucratique, qui rappelle la formidable enquête du sociologue Alexis Spire sur les fonctionnaires chargés d'appliquer la politique migratoire de la France (Etrangers à la carte, Grasset, 2005), Laurent Joly tire la conclusion la moins rassurante qui soit : à de rares exceptions près, ceux qui appliquèrent au quotidien la politique antisémite du régime de Vichy étaient tout sauf des antisémites.

 

Bien sûr, ceux-ci étaient présents, et l'historien montre bien comment des fonctionnaires à la carrière jusque-là sans relief ont pu bénéficier, sous l'Occupation, de promotions qu'ils n'auraient jamais obtenues si la République avait survécu. Mais les cas de ce type, tel celui d'André Broc - entré en 1939, à l'âge de 30 ans, comme simple rédacteur à la Préfecture de police et promu trois ans plus tard "sous-chef chargé de l'examen de la qualification juive" (il faut dire qu'il avait entre-temps soutenu une thèse de droit intitulée "La qualité de juif"...) -, n'étaient pas les plus nombreux. Comment l'expliquer ? Laurent Joly - c'est là tout l'intérêt de sa réflexion - ne se contente pas d'invoquer la fameuse tradition d'obéissance des fonctionnaires. Il tient à en interroger les ressorts et les logiques cachées ; bref, tout ce qui fait que l'obéissance n'est pas vécue comme une contrainte, mais qu'elle s'impose de façon douce, naturelle, presque avec évidence.

 

"PATRIOTISME INSTITUTIONNEL"

 

A cela, trois explications. La première relève de la continuité. Comme le rappelle l'historien, la sous-direction des affaires juives de la Préfecture de police est née au sein de la sous-direction des étrangers et des passeports, qui existait avant la guerre. Pour les agents, le travail au quotidien était le même (vérifications d'identité, établissement de fiches, etc.), et l'élargissement de leur "clientèle" n'a pas été vécue par eux comme un bouleversement. En somme, l'impression de travailler comme avant les a empêchés de voir que rien, justement, n'était plus comme avant.

 

La deuxième explication tient à ce que l'auteur qualifie de "patriotisme institutionnel". Sous l'Occupation, ces fonctionnaires étaient en relation constante avec les Allemands. Ces relations parfois difficiles, faites de négociations sans fin, donnèrent à beaucoup l'illusion qu'ils résistaient comme ils le pouvaient à la pression de l'occupant. L'idée qu'ils étaient eux-mêmes victimes des Allemands, comme le montre Laurent Joly en se référant au sociologue polonais Zygmunt Bauman, ne les prédisposait pas à prendre conscience qu'ils étaient avant tout les relais des bourreaux.

 

Dernier point, enfin : le cloisonnement des tâches. Accueillir quelqu'un derrière un guichet pour l'orienter vers tel ou tel bureau, lui faire remplir un formulaire, trier de la paperasse dans une arrière-salle : prise individuellement, aucune de ces missions ingrates et routinières ne paraissait répréhensible. Parcelliser les activités pour diluer le sentiment de responsabilité est évidemment un grand classique. Mais le raconter comme le fait Laurent Joly, en redonnant vie au moindre commis ou à la plus simple secrétaire, a rarement été fait avec autant de précision. Oui, peu d'historiens avaient réussi à pénétrer aussi profondément et aussi rigoureusement au coeur de la machine à décriminaliser le crime.

 

 

Thomas Wieder

 

 

 

Publié dans Lectures

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