25 05 2011 - " La résistance incantatoire " . Le Monde

Publié le par Nominoe

 

La résistance incantatoire

LEMONDE | 14.05.11 | 14h54

 

 

Ce week-end, le 14 mai, aura lieu, sur le plateau des Glières (Haute-Savoie), le quatrième rassemblement sans banderole et sans badge organisé par le CRHA (Citoyens résistants d'hier et d'aujourd'hui), une petite association de personnes sympathiques qui s'étaient indignées, en 2007, de la volonté affichée par Nicolas Sarkozy de vouloir s'approprier la mémoire résistante des Glières, sa volonté d'en faire un objet de marketing politique dépolitisé, instrumentalisant l'histoire, désacralisant la mémoire des morts.

 

Aujourd'hui, cette même association souhaite lancer un appel dit de Thorens-Glières. Rédigé par ses soins en petit comité et signé par leurs parrains, des résistants survivants, dont l'ancien diplomate Stéphane Hessel, ce texte est supposé poursuivre celui de 2004 où ces derniers, dans un "Appel aux jeunes générations", avaient affirmé : "Résister c'est créer, créer c'est résister ." Il poursuit également l'engagement sans faille des rassemblements des Glières.

Or que déclare cet appel ? Qu'il est nécessaire de demander à tous les partis politiques et à tous les candidats de s'engager au nom de cette mémoire résistante, à revivifier la devise républicaine, et à rénover le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) du 15 mars 1944, "programme politique qui constitue toujours un repère essentiel de l'identité républicaine française".

 

Le 1er mai, Marine Le Pen, fine mouche, avait presque devancé l'appel en affirmant qu'elle et son parti incarneraient cette nouvelle "Libération". C'est le vocabulaire et les références historiques de l'émancipation qu'elle a en effet mobilisés pour prononcer ce qu'on peut considérer comme son premier discours de campagne.

 

Ainsi le peuple de France est appelé à se défaire de ses "chaînes", évoquant le Chant des partisans et son "pays qu'on enchaîne" ; le printemps des peuples de 1848 est devenu "le printemps de la France" ; le peuple doit quitter les "ténèbres" et s'emparer des "Lumières". Condorcet est cité : "Il n'y a pas de liberté pour l'ignorant" ; Robespierre est appelé à la rescousse pour défendre le débat démocratique et l'idée propre à la cité moderne d'un individu libre qui seul peut avoir raison contre tous. "L'homme de génie qui révèle de grandes vérités à ses semblables est celui qui a devancé l'opinion de son siècle. La nouveauté hardie de ses conceptions effarouche toujours leurs faiblesses et leur ignorance. Toujours les préjugés se ligueront avec l'envie pour le peindre sous des traits odieux ou ridicules."

 

Enfin, c'est bien le vocabulaire de la résistance qui sert d'armature au discours : "S'incarne en Jeanne d'Arc l'esprit de résistance à la servitude, la résistance à l'oppression et à la collaboration avec les ennemis de la souveraineté" ; "La souveraineté, c'est d'abord la liberté de faire sa propre loi. La souveraineté, c'est ce que dit la Constitution de notre République : "le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple"."

 

"Peut-on nous reprocher de nous battre pour une France libre, pour la France libre ? Je ne le crois pas." De fait, nombre de ces énoncés traversés par Marine Le Pen, le 1er mai, sont bien sûr présents dans l'appel de Thorens-Glières.

 

Ainsi sous le mot "liberté" peut-on lire qu'être libre, c'est "restaurer les conditions du principe défini à l'article 2 de la Constitution actuelle : "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple" ; garantir la qualité du débat démocratique et la fiabilité des contre-pouvoirs, en assurant à nouveau la séparation des médias et des puissances d'argent comme en 1944." L'appel évoque une "démarche souveraine" pour une nouvelle Assemblée constituante. France libre et Libération ouvrent le texte, comment s'en étonner ?

 

Alors, ce qui cloche, c'est bien l'appel à l'unité, implicite dans l'appel à chacun des candidats quels qu'ils soient. En effet, résister aujourd'hui, avant toute référence au passé, suppose de savoir à quoi et à qui. C'est bien la vieille question de l'identification de l'ennemi qui a, ici, été esquivée.

 

Ce n'est pas faute d'avoir été travaillée pendant trois week-ends, en novembre 2010, et en janvier et mars, par une assemblée d'une cinquantaine de personnes réunies par le CRHA, mais faute d'avoir été vraiment actualisée et prise au sérieux.

 

L'appel est ambitieux, généreux même, puisqu'il propose "l'élaboration d'un projet de société du XXIe siècle en repartant du programme du CNR, permettant l'épanouissement du plus grand nombre". Seulement, aujourd'hui, le terrain est miné et on ne peut se contenter de réactiver l'expérience des anciens résistants pour être à même de vraiment résister à ce qui nous assaille.

 

Ce n'est pas pour autant que l'Histoire est un objet de grenier et d'antiquaire. Elle doit être une boussole, un outil pour s'orienter et non pour répéter les gestes héroïques qui, répétés, sont des farces. Il s'agit plutôt de se prémunir des erreurs passées. Je crois que l'exercice d'articulation entre mémoire, Histoire et action politique est désormais plein de chausse- trappes et que s'il est possible de revivifier la Résistance, c'est dans son esprit et non dans son contenu et son vocabulaire.

 

Il faudrait entendre Saint-Just : "Le monde est vide depuis les Romains ; et leur mémoire le remplit, et prophétise encore la liberté." Pourquoi pas : "Le monde est vide depuis la Résistance et leur mémoire prophétise encore la liberté." Mais l'esprit n'est pas la lettre, et la lettre se doit d'être actuelle, contemporaine, ajustée à la situation, c'est pourquoi Saint-Just ajoutait encore à propos de l'usage de l'Histoire : "Il ne faut rien négliger, mais il ne faut rien imiter."

 

Nous ne pourrons imiter les résistants ou le programme du CNR, mais nous pouvons tirer de l'esprit de ces lieux d'Histoire une prophétie de liberté. Peut-être même pouvons nous en espérer davantage et prendre ces sortes d'institutions mémorielles comme étayage d'une subversion à venir, à la manière de ceux de 1789 qui avaient subverti les Etats généraux. Mais pour qu'il y ait subversion, il faut aussi qu'il y ait ligne de clivage construite. On réclama le doublement du Tiers et le vote par tête contre l'Ancien Régime, et la société d'ordre. On ne peut subvertir le programme du CNR qu'en reconnaissant qu'il est non contemporain et en étant capable de dire où est aujourd'hui l'Ancien Régime. Les objectifs débordent alors ce que l'appel de Thorens-Glières nomme comme pertes des acquis sociaux ou même politiques.

 

On doit être capable de dire où se situent non pas les nazis mais ceux qui déshumanisent l'humanité d'aujourd'hui, empêchent les citoyens d'être des citoyens. Car la déshumanisation va bien au-delà de la perte des acquis et, dans ce cas, on ne peut lutter sur le front même de ceux qui ont été la cause du désastre, nos représentants, nos institutions. Car c'est au nom de l'humanisation du genre humain que des institutions humanisantes ont été pensées et inventées et c'est parce qu'il y a déshumanisation qu'elles ne sont plus défendues.

 

C'est pourquoi le moment d'une interpellation des candidats à l'élection présidentielle sous la figure étrange de l'union sacrée ne paraît pas historiquement souhaitable. Ce serait vouloir subvertir les Etats généraux en faisant alliance avec Henri de Boulainvilliers (1658-1722) ou tout autre aristocrate réactionnaire.

 

Ce serait vouloir abattre l'Ancien Régime tout en lui donnant l'autorisation d'arbitrer. L'union sacrée ne se fait pas avec ses véritables ennemis, pas d'union sacrée avec Vichy, bien sûr, ni même avec une certaine droite qui n'a jamais cherché à promouvoir l'humanité de l'humanité mais a toujours défendu la lutte de tous contre tous avec, éventuellement, des aménagements de belle âme.

 

Des revendications nouées au passé national, nouées à une histoire plus qu'à un projet, plus au passé qu'au présent et, dans une certaine mesure, indifférentes à ce qui ne peut que s'inventer dans un monde futur, ne peuvent aujourd'hui que faire le lit du brouillage des prophéties de liberté.

 

Nous ne sommes plus en 1789, mais si notre devoir est de raviver la flamme de la Résistance qui avait elle-même ravivé celle de la Révolution avec ses Allobroges, il nous incombe de reconnaître que cette flamme, c'est celle de la foi en l'impossible, la foi en des pratiques démocratiques qui savent qu'elles ne sont vivantes que quand elles assument le conflit constitutif d'une humanité divisée. L'appel à la résistance ne peut être indifférencié. Le contexte l'interdit. Sa langue doit être neuve, le contexte l'impose.

 

 

Sophie Wahnich est directrice de recherche en histoire et science politique, au Laios/IIAC de l'EHESS, spécialiste de la période révolutionnaire, elle a notamment publié "Les Emotions, la Révolution française et le présent" (Editions du CNRS, 2009) ; "La Longue Patience du peuple, 1792, naissance de la République" (Payot, 2008). Son maître ouvrage "L'Impossible Citoyen, l'étranger dans le discours de la Révolution française", vient d'être réédité chez Albin Michel, 1997-2010.

 

 

Sophie Wahnich, historienne 

 

 

 

Publié dans Histoire

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