17 09 2010 - Politique, Bertrand Badie . " Bertrand Badie : "La France n'a pas d'ennemis, mais des fantasmes et des boucs émissaires" " . Le Monde

Publié le par Nominoe

 

LEMONDE.FR | 17.09.10 | 12h27

 

Chat avec Bertand Badie ( Biographie )

 

Chat modéré par Gaïdz Minassian

 

 

 

Azad : Quel sens accorder au terme "ennemi" aujourd'hui ?

 

Andrew : Cette notion d'ennemis n'est-elle pas l'apanage des sociétés anxiogènes, qui voient autant d'ennemis extérieurs que d'ennemis intérieurs, des notions grotesques en France ?

 

Bertrand Badie : Il est en effet important de partir d'une définition claire et rigoureuse de l'ennemi. Cette notion a fait son apparition très tôt dans la philosophie politique, en particulier sous la plume de Carl Schmitt. Elle s'inscrit dans une tradition ancienne qui remonte à Hobbes et transite par la théorie stratégique de Clausewitz. L'ennemi doit être rattaché à l'idée d'hostilité et se distinguer de celle, plus courante et plus floue, d'inimitié.

 

Elle désigne une opposition frontale, structurelle et destinée à durer. Elle s'adresse à une collectivité toute entière et transite à ce titre par l'Etat et par le politique. C'est probablement pour cette raison d'ailleurs qu'un auteur comme Schmitt l'a érigée en constitutive de l'idée même de politique.

 

L'ennemi est construit par un choix d'Etat, de politique étrangère, et il vise un autre Etat, une autre organisation, une autre armée et une autre diplomatie. Il est censé faire jeu égal, s'engager dans une confrontation qui est également celle d'intérêts distincts et opposés. C'est pour toutes ces raisons que la notion d'ennemi reste très liée à l'histoire classique des relations internationales, à l'idée même d'une compétition d'Etats qu'elle prolonge et qu'elle radicalise jusqu'à la porter à la guerre. A ce titre, soulignons la parenté forte qu'il y a entre l'idée d'ennemi et celle de guerre potentielle.

 

Dans ces conditions, la transposition de la notion d'ennemi dans le jeu international contemporain fait d'une multiplication de relations et de confrontations, d'une très grande diversité d'acteurs de poids très inégaux, devient difficile, et même égarante. Vous avez raison de souligner la dimension subjective de cette notion. Comme je le disais plus haut, l'ennemi est créé, donc suppose un choix et une délibération d'acteurs.

 

L'idée d'ennemi peut donc glisser facilement vers l'imaginaire, ce qui est aujourd'hui infiniment plus vrai qu'autrefois. Jadis, en effet, les confrontations frontales entre Etats donnaient très vite une réalité objective à l'hostilité. Celle-ci était organisée, structurée, et laissait de moins en moins de place au choix et à la délibération : il fallait en quelque sorte aller jusqu'au bout des logiques d'hostilité qui s'étaient peu à peu construites. Aujourd'hui, l'hostilité se dissout dans un système international beaucoup plus complexe, beaucoup moins frontal, et dont les confrontations sont moins manifestes, moins structurées et moins organisées. L'ennemi devient une désignation conjoncturelle, voire polémique, prenant autant à témoin les opinions publiques intérieures que la scène internationale.

 

Les instruments contemporains de la diplomatie et de l'armée sont moins adaptés à cette transfiguration de l'idée d'hostilité. On crée donc des ambiguïtés faites de conflits dont on ne sait plus s'il s'agit de guerres, et faites d'ennemis qui ne désignent plus tellement un camp, mais une vision du monde distincte ou opposée, qui ne se rattache plus à un intérêt contraire au sien mais à une perception que l'on stigmatise comme immorale.

 

Guest : Dans quelle mesure la notion d'ennemi commun peut-elle aider à la construction d'une identité nationale ?

 

Bertrand Badie : C'est vrai que la nation s'est constituée, en tout cas dans l'histoire européenne, sur l'idée d'altérité, souvent exacerbée jusqu'à celle d'hostilité. Encore faudrait-il nuancer : d'autres facteurs ont concouru à cette construction, liés d'une part à une culture partagée, et d'autre part à un modèle politique qu'on tentait de promouvoir ensemble.

 

Mais en tout état de cause, l'Europe a été ainsi faite qu'elle a été morcelée, fragmentée en territoires juxtaposés qu'il a fallu construire en nation en les distinguant des autres.

 

Aujourd'hui, le recours à l'idée d'altérité, et a fortiori d'hostilité, est devenue beaucoup plus ambiguë. Entre-temps, nous sommes en effet entrés dans la mondialisation. Mais aussi dans un processus d'intégration régionale. Ces deux paramètres nouveaux ont bousculé la vision classique du politique, qui s'est trouvée évidemment écartée de la vision schmittienne classique d'un politique construit au miroir de l'hostilité.

 

Nous sommes dans un monde d'identités multiples emboîtées les unes aux autres, qui conduit le discours sur l'ennemi à une régression vers un passé révolu, risquant d'attiser les identitarismes et les particularismes plutôt que de redonner à l'Etat-nation le rôle de composante essentielle du nouveau jeu mondialisé. En plus, réintégrer l'idée d'ennemi au moment où la compétition des Etats-nations est transfigurée en compétition ethnique, culturelle, voire religieuse, risque de faire renaître le communautarisme et de créer ainsi une situation sociale d'autant plus dangereuse et absurde que nous sommes dans un monde de mobilité, d'interpénétration culturelle et religieuse.

 

Fabien : Faut-il penser que la France a en son sein des ennemis ou plutôt des individus ou des groupes d'individus qui font partis de la société et qui sont mis en marge de la société ?

 

Bertrand Badie : D'une part, la notion d'"ennemi intérieur", de cinquième colonne, est très ancienne dans l'histoire des Etats-nations, et de la France en particulier. Elle a grandi avec la pré-mondialisation, dans l'entre-deux-guerres, et elle a été confirmée durant la guerre froide, lorsque le camp socialiste était soupçonné de trouver un soutien actif auprès de certains partis politiques français. Aujourd'hui, les communautés minoritaires : immigrés, musulmans, Roms..., prennent le relais.

 

D'autre part, il est clair que, précisément, ces communautés se caractérisent par un degré faible d'intégration dans la société, un peu comme au temps de la guerre froide le mouvement ouvrier, mis en accusation à travers le Parti communiste, se définissait par un accès limité à la citoyenneté. On joue donc, d'une part, du fantasme et, d'autre part, d'un dangereux paradoxe : stigmatiser ceux qui sont les moins intégrés est une façon d'aggraver leur défaut d'intégration et de construire très vite un cercle vicieux dont tout le monde sera très vite victime.

 

J : Jusqu'à quel point l'idée d'ennemi est-elle constitutive de la notion d'opinion publique ?

Bertrand Badie : Vous avez raison de souligner ce point, car les opinions publiques ont toujours été très sensibles à la désignation de l'ennemi, bouc émissaire d'hier et d'aujourd'hui, ou réduction plus ou moins forte de l'image de ceux qui, dans le système international, viennent gêner ou entraver nos propres intérêts.Lorsque, sous la bipolarité, cette hostilité était structurelle, la notion d'ennemi était acquise et les gouvernants ne disposaient que de peu de marge pour en gérer l'image au sein de l'opinion publique. 

 

Aujourd'hui, nous sommes dans une situation où aucune alliance militaire ne nous fait face de manière hostile : la part d'invention de l'ennemi ou tout simplement de désignation d'une tête manquante, celle face à laquelle on peut se définir en contrepoint, devient un argument auquel une partie importante de l'opinion publique est sensible, qui permet, ici comme ailleurs, de détourner l'attention d'impasses intérieures et de reconstruire un système international particulièrement flou en fonction des intérêts idéologiques et diplomatiques des gouvernants.

 

Jeanne : Talibans, Iraniens, Roms, narcotrafiquants, "racailles des banlieues sensibles", pirates somaliens, terroristes de toutes sortes, ce sont là les ennemis de la France ?

Bertrand Badie : En fonction des critères que j'ai définis tout à l'heure, évidemment non. Certains, d'abord, et presque tous à l'exception des Iraniens, ne recouvrent pas des Etats, mais des mouvements, des groupes ethniques, des réseaux, voire des bandes. La diplomatie d'un Etat doit savoir, bien sûr, s'adresser à d'autres acteurs que des Etats constitués, mais leur conférer la figure d'ennemis les transfigure en tout autre chose et nous conduit évidemment au choix de mauvais instruments.

 

Concevoir une hostilité hors d'une logique territorialisée sans pouvoir repérer ni éventuellement, quand il le faudra, négocier avec ceux qui dirigent de tels mouvements, nous installe dans une impasse totale. Il ne faut pas oublier qu'à la base de la notion d'ennemi se trouve celle de partenariat, de négociation, qui à un moment ou à un autre arrête la guerre, aboutit à un armistice, à des compromis et à un traité.

 

Rien de tout cela n'est possible avec des mouvements et des réseaux. Au lieu de jouer les Don Quichotte ou les généraux de soldats de plomb, il me paraît beaucoup plus sérieux de se confier au multilatéralisme, qui a été en grande partie inventé pour faire face à ces logiques qui s'inscrivent dans le contexte de la mondialisation.

 

Le cas des talibans est intéressant : même s'il est déjà hasardeux de réunir sous cet unique intitulé l'ensemble des mouvements combattus par l'OTAN et l'armée française en Afghanistan, il est clair en tout cas qu'il ne nous renvoie à aucun partenariat clair : en ignorant de façon insatisfaisante qui est en face de notre armée, il est bien difficile de construire et de rationaliser l'idée d'hostilité, et encore plus de recourir à une guerre qui, du coup, n'a plus de grammaire, n'a plus de finalité précise, et n'offre aucun canal convaincant d'une éventuelle négociation.

 

C'est d'ailleurs pour cette raison que le gouvernement français répugne à parler de guerre : peut-on alors parler d'ennemi ? Enfin, le cas de l'Iran renvoie à une autre particularité : pour qu'il y ait hostilité, il faudrait un choc frontal entre les intérêts de l'Etat iranien et ceux de l'Etat français. Il n'est pas clair que l'éventualité, d'ailleurs non admise par les Iraniens, d'un équipement militaire nucléaire iranien soit frontalement contraire aux intérêts de la France jusqu'à justifier le recours à l'idée d'ennemi. Ou alors faudrait-il démontrer en quoi une bombe iranienne serait plus dangereuse qu'une bombe israélienne, pakistanaise ou nord-coréenne... Si ce danger est établi, il est collectif et ne désigne pas particulièrement la France : en ce cas, il est du ressort du multilatéralisme et non d'un bilatéralisme conflictuel.

 

Peut-être est-ce maintenant la nature du régime en place en Iran qui justifie une telle appellation : mais on entrerait dans ce cas dans une incroyable dynamique qui ferait de tout régime que l'on n'aime pas un ennemi potentiel. Chacun des 192 Etats de la planète aurait ainsi une bonne centaine d'ennemis...

 

Hibou : Pensez-vous que nous vivons aujourd'hui une période où le pouvoir utilise la notion d'ennemi (intérieur, avec les Roms, extérieur, avec le terrorisme) pour asseoir sa légitimité ?

 

Bertrand Badie : Dans l'histoire mondiale, ce ne serait pas la première fois... Rappelez-vous la dictature militaire argentine finissante qui voulait, pour reconstruire sa légitimité, pointer du doigt la Grande-Bretagne sur l'enjeu des Malouines.  Souvenez-vous des colonels grecs agonisants se lançant dans une aventure à Chypre et stigmatisant le voisin turc.

 

Sur un autre plan, on se souviendra d'un Sadate affaibli qui accusait les coptes, et parfois même allait jusqu'à les persécuter pour se refaire une santé face à des Frères musulmans menaçants.Les exemples sont en fait très nombreux, plus rares cependant dans les démocraties et dans le monde développé. L'Italie de Berlusconi aime à faire le procès de ses immigrés pour reconquérir son opinion publique. Mais la projection internationale de ce discours y est plus faible.

 

Tout s'est passé, au moins depuis la chute du Mur, pour imaginer au sein de l'Europe une autre façon d'exister et de s'imposer : le Vieux Continent avait beaucoup souffert de ces dérapages et s'engageait dans une vision d'intégration qui n'était pas seulement interne mais se projetait au-delà de son propre monde.

 

Aujourd'hui, l'affaiblissement de l'intégration européenne, la quasi-disparition de sa diplomatie commune, la montée de questions qui engagent le réflexe identitaire comme celle liée à la candidature turque rejoignent dangereusement les mutations internes à bon nombre des Etats de l'Union, où l'on observe une montée du populisme et des réflexes identitaires

 

On peut craindre, avec la crise, que la banalisation de tels réflexes ne réengage la notion d'ennemi, intérieur d'abord, lié à la mondialisation ensuite, voire à l'échiquier international enfin. Cette redécouverte de l'idée d'ennemi et la torsion de sens qui l'accompagne risquent d'être la marque d'une séquence à venir si nous n'y prenons pas garde. Peut-être est-ce là l'une des raisons du malaise ressenti par la Commission européenne.

Philippe : Un ennemi fantasmé est donc préférable à un ennemi réel ?

 

Bertrand Badie : Aujourd'hui, en tous les cas, il est plus commode... L'ennemi réel sera de plus en plus dur à identifier : dans un monde de plus en plus interdépendant et dans lequel la puissance militaire a de moins en moins de pertinence, la réalité de l'hostilité schmittienne sera de plus en plus difficile à trouver.

 

L'ennemi fantasmé s'invente facilement et coûte moins cher. Encore faut-il savoir le sélectionner, faire en sorte qu'il rencontre les peurs et les frustrations de l'opinion publique : de ce point de vue-là, les débuts sont prometteurs, autant d'ailleurs au Sud qu'au Nord, à l'Est qu'à l'Ouest...

 

Maintenant, les conséquences d'une opération ainsi lancée sont difficilement calculables et peuvent aller très loin dans la déstabilisation de la société, dans l'explosion de violence et dans le contrôle de plus en plus difficile d'une dynamique souvent lancée avec légèreté.

 

Brigchef : La menace d'attentat en France est-elle, selon vous, une conséquence directe de la loi sur la burqa ?

 

Bertrand Badie : Il me semble dangereux de jouer sur ce genre d'hypothèse. Les attentats, lorsqu'ils se produisent, ne préviennent pas, et on l'a bien vu à New York le 11 septembre 2001. La pratique terroriste repose en fait sur une idée principale : créer la peur, la banaliser, et reconstruire l'ordre politique en fonction de ce sentiment. En popularisant à ce point le risque d'attentats, on se prête gracieusement à cette logique qu'on vient ainsi alimenter, voire conduire au succès.

 

Tout, dans notre monde, peut produire de la violence à partir du moment où l'acte commis désigne, implicitement ou non, un "autre" qui se sent ainsi pointé du doigt. Que les discours identitaires plus ou moins explicités produisent de la violence est une évidence. Il faudra bien un jour savoir les surmonter et comprendre vraiment ce qu'est la mondialisation. Mais accompagner le mouvement jusqu'à rappeler que ce qui a été fait peut mettre en danger leurs auteurs me paraît paradoxal sur le plan de la bonne gouvernance.

 

Philippe : Ne sommes-nous pas déjà allés trop loin dans l'exploitation de la peur (omniprésence des faits divers, excuse du crime d'autodéfense, incompréhension des décisions de justice à l'égard de délinquants présumés...) ?

 

Bertrand Badie : Vous avez tout à fait raison, et il serait temps de faire une sociologie politique de la peur, et j'irai même encore plus loin en ce qui nous concerne : reconstruire la peur dans les nouvelles relations internationales.

 

Autrefois, le phénomène était bien connu, et donc en grande partie maîtrisé. La peur, du temps de la bipolarité, était directement liée à ce qu'on appelait justement l'équilibre de la terreur, et tout un dispositif a été progressivement mis en place pour en contrôler le mécanisme, donc domestiquer cette peur, vivre avec, peut-être même en faire un instrument utile dans les progrès de la coexistence pacifique et du multilatéralisme.

 

Aujourd'hui, sans disparaître, cet équilibre de la terreur n'a plus du tout le même sens ni la même pertinence. Il est même carrément oublié par la plupart des acteurs, des observateurs et de la jeune génération de l'opinion publique. Une nouvelle peur est apparue à titre de substitut, d'autant plus diffuse, ambiguë et fantasmée qu'on a de la peine à l'identifier, qu'on la présente sous un visage inconnu, non répertorié par les instruments de la politique internationale moderne, et irréductible aux moyens de puissance dont disposent les Etats.

 

Il y a du même coup une tendance à faire de la peur elle-même un instrument de mobilisation, d'autant plus efficace que l'opinion y est sensible et a l'impression de manquer structurellement de protection. Une inflation s'est dès lors mise en place. Les journaux télévisés consomment de plus en plus de chroniques judiciaires, jusqu'à même porter atteinte au fief de M. Raymond Domenech ou de son successeur...

 

Les relations internationales elles-mêmes sont communément caricaturées. On n'en retient que cette image de violence permanente et anarchique, comme si rien d'autre d'important n'existait à côté, ignorant du même coup le progrès des conventions internationales, les jeux de solidarité transnationale qui s'établissent sous l'effort des ONG, voire de certains Etats, les innovations, les progrès, les processus de développement...

 

Les vraies peurs ne sont même pas mises en scène dès lors qu'elles ne risquent pas de toucher le téléspectateur : faim dans le monde, épidémies, risques sanitaires, etc. On ne sélectionne que cette part de violence qui risque d'atteindre chacun d'entre nous, selon des méandres d'ailleurs imprécisés, et sans que jamais on ne cherche à en comprendre la racine. Du coup, une énorme peur fantasmée vient recouvrir les nouvelles relations internationales et risque de jouer un jour le rôle de prophétie autoréalisatrice.

 

007 : Si la France a des ennemis, pouvez-vous les identifier concrètement ?

 

Bertrand Badie : Aujourd'hui, la France n'a pas d'ennemis tels en tout cas que cette notion même nous conduit à les identifier. Elle a des fantasmes, des épouvantails et des boucs émissaires.

 

 

 

Publié dans Idées

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