15 10 2010 - Idées . " Bertrand Badie : "Si les sociétés ne jouent par leur rôle de relais face aux institutions ankylosées, l'Europe risque de s'affadir" " . Le Monde

Publié le par Nominoe

 

LEMONDE.FR | 15.10.10 | 12h15 

 

 

 

Pedro : De quelle crise s'agit-il ? Et comment l'expliquez-vous ?

 

Bertrand Badie : Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l'Europe avait pris conscience qu'il convenait de dépasser le format des Etats-nations et créer les conditions d'une intégration régionale minimale afin d'éviter le retour de la guerre. Peu à peu, les vertus de cette intégration ont recouvert d'autres aspects de la vie internationale. Très vite, on a compris que les besoins sociaux de l'humanité ne pouvaient pas être satisfaits par le seul jeu de la souveraineté des Etats. On a aussi saisi que les performances économiques dans un système qui se mondialisait passaient par des dimensions plus larges que celles imposées par les frontières stato-nationales.

La première grande crise qui a affecté la mondialisation à partir de 1973 a considérablement accéléré cette prise de conscience, et l'a surtout étendue à l'ensemble de la planète, ou presque. L'Amérique latine, avec le Mercosur, plus tard l'Afrique australe, avec la SADC, puis les pays d'Asie, de manière souvent moins institutionnalisée, sont non seulement entrés dans le mouvement, mais l'ont quelquefois devancé en inventant des formes originales d'intégration régionale.

 

A la fin du siècle dernier, l'idée paraissait acquise : la construction régionale devenait l'instrument majeur non seulement de promotion de la paix, mais aussi et surtout de régulation de la mondialisation. Ce qu'une gouvernance mondiale ne pouvait pas faire, des gouvernances régionales semblaient en mesure de le réaliser.

 

Le nouveau siècle s'est ouvert sur un autre décor et en fait, une grosse désillusion. L'Union européenne est entrée en crise, peut-être avec son élargissement en 2004. Les autres constructions régionales semblent stagner. Pire encore, et plus décisif, la grande crise financière, puis économique, que nous vivons depuis 2008, a créé un peu partout des crispations particularistes, voire nationalistes, ressemblant davantage au chacun pour soi qu'à une volonté régionalement coordonnée de régulation.

 

En même temps, une sensibilité "identitariste" s'installait dans la quasi-totalité des pays de l'Union européenne. Le repli sur soi, le retour à des formules nationalistes, l'enfermement dans une vision souvent étriquée de l'identité sont venus contrarier cet espoir d'union, tandis que nous vivions au sein même de l'UE une crise institutionnelle sans précédent : un texte constitutionnel mauvais car peu lisible et indigeste, éloignait davantage les citoyens de l'Europe d'un ensemble qu'ils désiraient mais qu'ils comprenaient mal et sur lequel ils avaient de plus en plus la conviction qu'ils ne pouvaient pas démocratiquement peser.

 

Pour cette raison, et d'autres, deux pays de l'Union ont rejeté ce texte par référendum : ce désaveu aurait pu être le début d'une reconstruction, plus démocratique, et surtout impliquant davantage le citoyen, des institutions concernées. Il n'en fut rien : la gaffe a été alors d'imposer le texte par d'autres voies, ce qui a accru l'incompréhension et l'éloignement.

 

En outre, la forme actuelle prise par les institutions nouvelles est confuse, polymorphe, difficilement intelligible : trois présidents de fait pour l'Europe, et un haut représentant pour sa politique étrangère, voilà qui ne facilite pas l'installation d'un interlocuteur privilégié qui "serait derrière le téléphone" et qui incarnerait l'Union aux yeux de tous.

 

Il faut noter pour être complet qu'entre-temps l'Europe est entrée dans un nouveau contexte. La bipolarité a volé en éclats, donnant à l'espace un nouveau sens qui n'est plus réductible aux lois étriquées d'une géographie opposant un bloc de l'Est à un bloc de l'Ouest. Dans cette mondialisation qui s'accomplit, les solidarités transrégionales commencent à l'emporter sur les solidarités intrarégionales : multilatéralisme sous toutes ses formes, réseaux de solidarité transfrontaliers, mais aussi liens de plus en plus étroits entre puissances éloignées mais percevant un destin commun à l'instar des puissances émergentes qui, de plus en plus, s'unissent et se concertent au-delà même des lois de la proximité régionale. Peut-être tous ces éléments sont-ils le départ d'une recomposition, qui ne marquera pas la fin de la construction régionale mais l'équilibrera peut-être par d'autres formes d'intégration.

 

Peace&Love : Qui a intérêt à ce que le régionalisme ne fonctionne pas ? Les grandes puissances ? Les émergents ?

Bertrand Badie : Il est souvent périlleux de raisonner en terme d'intérêt, les processus sociaux étant couramment d'une facture plus complexe. Il convient pourtant de noter que dans des situations de crise, les gouvernements ont tendance à jouer la carte du repli sur soi, qui rassure davantage l'opinion et les électeurs, et qui, en outre, suscite des boucs émissaires faciles. L'Europe est ainsi aisément sollicitée pour tenir ce rôle quand les solutions sont difficiles à trouver.

 

Sur un plan plus global, on sait que les puissances les plus grandes se méfient des constructions régionales, qui les contraignent beaucoup plus qu'elles ne les confortent. Les Etats-Unis n'ont jamais été très favorables à cette invention, ni pour eux-mêmes, ni pour les autres.
Il n'est pas sûr pour autant qu'ils aient intérêt à voir l'Europe s'effondrer. Quant aux puissances moyennes, peut-être vivons-nous un moment intéressant d'inversion : elles ont été les grandes bénéficiaires de la première vague d'intégration régionale. Elles ont en effet pu se transformer en puissances régionales et retrouver à cette échelle une posture hégémonique qu'elles croyaient définitivement perdue.
Ainsi en a-t-il été de la France et très vite du couple franco-allemand à l'intérieur de l'Europe, du Brésil au sein du Mercosur, de l'Afrique du Sud au sein de la SADC...

 

Avec la fin de la bipolarité, ces logiques de puissances régionales ont été malmenées : dans un ordre apolaire, chacun prétend à l'autonomie, et les petits Etats ont de plus en plus de mal à accepter cette nouvelle tutelle qui les place de facto en position de dépendance à l'égard de voisins plus gros qui ont acquis le statut de puissances régionales. Peut-être est-ce pour cela d'ailleurs que le couple franco-allemand a périclité, n'a pas su en tout cas passer le cap de l'élargissement, et qu'il s'est trouvé contesté, sinon mis en minorité, lorsqu'il a critiqué l'intervention américaine en Irak en 20

 

Le Brésil vit les mêmes difficultés au sein du Mercosur, et il n'est pas sûr que des pays comme l'Indonésie, Singapour ou la Thaïlande aient tiré les bénéfices escomptés de l'Asean (Association des nations de l'Asie du Sud-Est), au sein de laquelle ils étaient intégrés depuis 1967.
Dans ces conditions, les puissances moyennes semblent aujourd'hui à la recherche d'autres clés d'accomplissement et délaissent quelque peu la construction régionale, peut-être en faveur de la diplomatie de clubs, qui constitue justement une alternative transrégionale à l'intégration régionale.

 

Mariage : Le thème des partenariats stratégiques m'intéresse plus particulièrement, et je pense qu'il est un bon exemple de la perte de vitesses de certaines organisations régionales, en particulier le Mercosur. Ne parvenant pas à conclure un accord de quatrième génération avec le Mercosur (blocage d'un point de vue commercial, cycle de Doha...) , l'UE s'est tournée petit à petit vers le partenaire brésilien seul. L'établissement, en définitive, d'un partenariat stratégique UE-Brésil et non UE-Mercosur met en lumière la crise du groupement régional Mercosur.

 

Bertrand Badie : Oui, vous avez parfaitement raison. Il est d'ailleurs important de noter que la mise en place de ces partenariats "inter-régionaux" a été à un moment très à la mode, notamment en direction de l'Amérique latine, mais aussi de l'Asie (ASEM), mais elle s'est révélée complexe, sans que l'on trouve jamais la formule qui puisse rendre l'opération gagnante pour tous. C'est la raison pour laquelle on assiste effectivement aujourd'hui à un retour du bilatéralisme, ou en tous les cas de formules mixtes, qui ne servent pas la logique de la construction régionale.

 

D'une manière plus globale, on assiste effectivement depuis un certain temps à un retour en force du bilatéralisme, particulièrement compréhensible dans des situations de crise, où chacun escompte réaliser à son avantage personnel des bénéfices qu'il n'aura pas à partager.
Les pays les plus pauvres sont en particulier aujourd'hui installés dans cette logique qui favorise la fragmentation du monde.
Un dernier élément complique le processus dès lors qu'il concerne l'Amérique latine : on a assisté ces dernières années à une profusion d'organisations régionales nouvelles, comme par exemple la création de l'Alliance bolivarienne, qui tend à créer des logiques en même temps de concurrence et de chevauchement qui entravent les progrès du Mercosur.

 

Le Brésil lui-même se plaît, comme puissance moyenne émergente, à jouer très habilement des différents registres : celui de l'action individuelle, avec ses ressources propres, celui de l'IBAS qui l'unit aux deux autres émergents, l'Afrique du Sud et l'Inde, celui de l'échelle continentale, avec les sommets monde arabe-Amérique du Sud, et bien entendu, celui du Mercosur. Ce mélange des genres est peut-être en fin de compte une des marques nouvelles de la mondialisation : il est probablement appelé à durer.

 

Styx : L'Union européenne est-elle en train de se "détricoter" ?

Pierre : Pensez-vous qu'il y ait un risque de démantèlement partiel de l'UE que nous connaissons aujourd'hui ?

Bcki : Une déconstruction progressive de l'UE est-elle possible ?

 

Bertrand Badie : Je ne crois pas du tout au démantèlement de ce qui a été fait. Le processus de construction européenne s'était donné les moyens institutionnel de l'irréversibilité. Le risque est un peu différent : il tient à une désactivation de ses institutions. Dans une formule tout à fait inédite, qui maintient en parallèle un jeu souverain et un jeu communautaire, les gouvernements disposent d'un choix certes encadré et limité, mais qui leur permet tout de même d'appuyer leur production politique sur l'une ou l'autre de ces colonnes...

 

Par leur rhétorique d'abord : en orientant leur électorat et leur opinion publique dans un sens soit plus favorable au jeu d'intégration, soit plus conforme aux options souverainistes. Par la marge que leur offre la partie la plus régalienne de leurs fonctions, ensuite : en décidant notamment, seuls ou avec d'autres, d'une politique étrangère commune ou d'une politique de défense. Par leur volonté réformatrice, enfin : en choisissant d'aller au-delà dans ce qui est encore aujourd'hui, il faut bien l'admettre, une transition institutionnelle, ou au contraire d'y stationner durablement.

 

L'autre dimension est celle des sociétés et des individus. En Europe, ils ont aujourd'hui plus de ressources et d'allant que les institutions et les gouvernements. Le risque est pourtant de voir les consciences individuelles et collectives se lasser du référent européen et choisir d'autres voies, en répondant notamment aux sirènes identitaristes. Si les sociétés ne jouent pas ce rôle de relais face à des institutions ankylosées, alors effectivement, l'Europe risque de s'affadir, de se banaliser jusqu'à ne plus apparaître dans la quotidienneté de l'action. C'est ce scénario qui serait le plus noir.

 

Klog : Votre commentaire sur "la diplomatie de club" est-il valable pour les puissances au sein de l'UE ?

 

Bertrand Badie : D'abord, une première remarque : l'Europe est très présente, voire sur-représentée, au sein de tous les clubs internationaux aujourd'hui, qu'il s'agisse du G8, du G20, et même du P5 au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. Peut-être est-ce pour cela que les puissances européennes, moyennes ou grandes, pensent qu'il leur est plus profitable de jouer plusieurs registres à la fois, et qu'au moins en matière de politique étrangère, l'investissement dans le G8 vaut plus qu'au sein de la PESD (politique européenne de sécurité et de défense).
Il est vrai en même temps, si tel est le sens de vos propos, que cette structure de clubs se reconstitue autour de l'Union. Jamais personne, au-delà des égalités souveraines formelles, n'a sérieusement songé que les Vingt-Sept étaient égaux entre eux. Une tentation "clubiste" n'a cessé de fonctionner au sein de l'Union européenne, même si elle rencontre aujourd'hui des obstacles venant en particulier des plus forts parmi les petits ou les exclus, à l'instar de la Pologne, de la Hongrie, voire de la Suède ou de l'Irlande.

 

M : Peut-on encore affirmer que le régionalisme est un facteur de paix ? Ne court-on pas au contraire le risque d'un repli sur des identités régionales potentiellement antagonistes, à la Huntington ? (Samuel Huntington, professeur américain de science politique, notamment auteur de l'ouvrage "Le Choc des civilisations")

Bertrand Badie : C'est vrai qu'à un moment, "l'inter-régionalisme" a été perçu comme la source de clivages nouveaux et sérieux au sein du monde. A la fin du siècle dernier, on parlait communément d'un monde fait de quatre ou cinq grands blocs régionaux qui entrent en concurrence un jour pour tourner au conflit le lendemain... Pour autant, cette prophétie n'a pas connu de vrai début de réalisation, sauf peut-être dans le domaine des échanges de biens, lorsqu'on a commencé à parler de "guerre commerciale".

 

Sur un plan strictement politique, l'hypothèse ne me paraît pas très convaincante : la réunion des Etats désamorce les velléités nationalistes et agressives : s'entendre à plusieurs implique mécaniquement des concessions qui rendent les politiques des uns et des autres moins agressives.

Au sommet de son prestige, l'Europe était accueillie dans le monde comme un ensemble plus rassurant que chacun des Etats qui la composaient, car on percevait, surtout dans le Sud, que les intérêts de chacun de ceux-ci s'effaçaient mécaniquement derrière des valeurs plus générales sur lesquelles reposait précisément la construction régionale.

 

En ce temps-là, l'Europe apparaissait comme l'espace privilégié des droits de l'homme, de l'Etat de droit, de la démocratie, et aussi de la solidarité : ces valeurs semblaient moins suspectes que lorsqu'elles étaient brandies par une puissance au passé colonial, dont on faisait très vite le procès d'investir, derrière de bonnes paroles, des intérêts nationaux moins légitimes.

 

Manos : L'émergence du continent africain est-elle conditionnée par le développement et la coopération de ses organisations régionales ?

Bertrand Badie : Paradoxalement, aujourd'hui, l'Afrique fait partie de ceux dont le processus d'intégration est le moins compromis. Peut-être même la seule région du monde où il est en progrès. L'Union africaine se porte aujourd'hui mieux qu'hier, elle est davantage institutionnalisée et davantage intervenante. Alliée aux organisations sub-régionales comme la SADC (Communauté de développement de l'Afrique australe) ou la Cedeao (Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest), elle est intervenue avec succès dans l'endiguement, sinon la solution, de plusieurs conflits qui ont ensanglanté le continent.

 

Ses interventions sont tenues par les populations africaines comme plus légitimes et plus acceptables que celles des Nations unies, tandis que les gouvernements locaux prennent de plus en plus conscience qu'ils ne peuvent pas faire grand-chose en s'isolant ou en misant totalement sur un bilatéralisme vertical les plaçant en situation de dépendance par rapport aux Etats du Nord.

 

Klog : Y a-t-il une organisation régionale dont l'avenir apparaît plus prometteur que le contexte général que vous nous décrivez ?

 

Bertrand Badie : Peut-être sommes-nous arrivés à la fin d'une étape. Les grands modèles sont apparus successivement en Europe dans les années , puis, au fil des deux décennies qui ont suivi, dans à peu près toutes les régions du monde, l'Afrique fermant la marche avec des créations légèrement décalées dans le temps. Si l'Afrique se porte mieux de ce point de vue, c'est peut-être parce qu'elle n'a pas achevé cette première étape. J'ai le sentiment que tous les autres sont aujourd'hui en train de plafonner, de stagner, peut-être de régresser.
Il n'est pas interdit de penser que nous atteignions bientôt ce qui serait alors la troisième génération de l'invention régionale, impliquant davantage les acteurs sociaux et trouvant enfin un mode stable de compromis entre souveraineté et interdépendance.

 

Le refus de voir ce dilemme et de croire que l'on peut indéfiniment broder sur cette dualité a coûté très cher. Tant qu'il ne sera pas surmonté, aucune de ces formules ne sera porteuse d'espoir, et surtout, ne sollicitera avantageusement l'intérêt et l'adhésion des citoyens.
C'est bien là que le bât blesse.

 

David Guilbaud : Dans quelle mesure les organisations régionales peuvent-elles légitimer des interventions militaires dans d'autres pays, lorsque ces interventions n'ont pas été approuvées par l'ONU ? Le peuvent-elles ?

Bertrand Badie : Je crois que, du point de vue en tout cas de la légitimité, ce temps est passé. Si l'on veut miser sur une politique d'intervention, il faudra reconstruire sa légitimité, et nous avons alors le choix entre deux formules : soit cette intervention est interne à une région, et elle peut alors être légitimée par les institutions qui s'y rapportent ; soit elle est projective, et devra alors passer par un multilatéralisme global qui reste à reconstruire. Car si les organisations régionales vont mal, le multilatéralisme onusien est aujourd'hui dans une complète léthargie. Je pense que le réveil de l'un ne peut pas se faire sans celui de l'autre.

 

 

 

Publié dans Idées

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