15 10 2010 - Histoire, Enseignement . " Génocide juif et école: visiter Auschwitz n'est pas forcément l'idéal " . Mariane2

Publié le par Nominoe

 

Elodie Emery - Marianne | Vendredi 15 Octobre 2010

   

Petite-fille de déportés, Sophie Ernst est chercheur et auteur d'un livre sur la mémoire de la Shoah et l'enseignement. Pour Marianne, elle apporte son éclairage sur l'affaire Pederzoli et sur la manière dont on transmet l'histoire du génocide juif à l'école.

 

 

 

A QUEL TITRE VOUS ÊTES-VOUS INTÉRESSÉE A L'AFFAIRE PEDERZOLI ?

D'abord à titre personnel, parce que je suis issue d'une famille juive polonaise et que je fais partie de plusieurs associations impliquées dans le travail de mémoire. Par ailleurs, je poursuis des recherches sur l'éducation morale et civique, en partenariat avec la Fondation Auschwitz de Bruxelles. J'ai publié un livre à l'INRP, qui synthétise un travail collectif de longue haleine : Quand les mémoires déstabilisent  l'école. Mémoire de la Shoah et enseignement.

L'affaire Pederzoli m'a immédiatement sollicitée, au vu des premières dépêches de presse, je me suis d'abord scandalisée. Il y a souvent de bonnes raisons de soutenir un professeur contre les dysfonctionnements de l'administration scolaire.

Cependant, grâce à l'ancrage dans les « communautés mémorielles » et chez les enseignants de terrain impliqués dans ces transmissions, j'ai pu bénéficier de sources de première main et j'avais les clés pour décoder les pratiques, les conduites et les procédures de l'Éducation nationale. Ces connaissances manquaient à tous ceux qui ont généreusement pris la défense de Catherine Pederzoli. Il y a eu beaucoup de malentendus, sous-tendus par des peurs toujours vives. En fait j'ai découvert le contraire de mes préjugés de départ : non pas une institution maltraitante, mais une institution fragile.
 
Il m'a semblé nécessaire de combattre la version « victimiste » de Catherine Pederzoli, selon laquelle on assisterait à un « négationnisme rampant » au sein même de l'institution scolaire, dont seraient victimes une vingtaine d'enseignants et chefs d'établissement. De telles accusations sont extravagantes.

Quel danger y-a-t-il à soupçonner l'Éducation nationale d'antisémitisme ?
Il y a d'abord que c'est faux, et qu'on ne construit rien de bon sur des dénonciations irrationnelles. Il ne faut pas abuser des accusations graves, sinon les alarmes ne sont plus crédibles lorsqu'elles sont véritablement fondées.

Richard Prasquier reconnaît que la politique de mémoire de l'Éducation nationale est « exemplaire ». Quant aux personnels, ils sont en accord profond avec cette politique. Ils ne sont pas toujours suffisamment armés pour assurer cette transmission qu'ils jugent difficile quoique nécessaire, mais c'est un autre problème.

En criant au loup et en accusant l'institution à mauvais escient, on dilapide un trésor de bonnes volontés qui veulent pourtant s'impliquer dans un combat vigilant. On crée de la désorientation, une appréhension. De la part de collègues qui ont été très investis dans les transmissions, j'entends des réflexions douloureuses et amères, suite à des attaques abusives où ils ont été taxés d'antisémitisme. Cela crée du désarroi et de l'inhibition : on finit par éviter les sujets « sensibles ».
 
Je peux comprendre l'anxiété du monde juif et la méfiance des communautés de mémoire quand il est fait état dans la presse nationale d'informations alarmantes, mais il faudrait redoubler d'efforts pour pratiquer des vérifications encore plus poussées. Il y va de la crédibilité des alarmes, et il y a une perte d'énergie à se mobiliser contre des ennemis imaginaires, là où on ferait mieux de diagnostiquer les véritables difficultés.
L'enseignement du génocide juif est-il menacé en France ?
Menacé par le « négationnisme rampant » qui sévirait au sein de l'appareil hiérarchique, certainement pas.
En revanche, on a des raisons de s'inquiéter. C'est de toute façon un enseignement difficile, d'une grande complexité historique, et chargé par nos sociétés contemporaines d'une fonction symbolique lourde, peut-être impossible, puisqu'on en attend une fondation de la morale et une éthique de la politique, dans ce qu'on appelle l'éducation à la citoyenneté.

Or, une telle mission, qui a déjà du mal à trouver des formes efficaces, est rendu encore plus ardu par l'interférence avec le conflit du Proche-Orient, avec ce qu'il suscite comme réticences dans la population française en général, et comme oppositions très vives de la part de certains élèves. Beaucoup de professeurs s'avouent mal à l'aise et ne savent ni comment se situer eux-mêmes ni comment faire face de façon constructive.

Pour ma part, je ne qualifierais pas la politique de transmission d'exemplaire. Il y a beaucoup d'améliorations à apporter. La plus grosse menace, c'est l'absence de réflexion, alors que la massification peut rendre certaines pratiques assez douteuses.
 
Quelles sont les précautions à prendre lorsqu'on emmène des élèves visiter les camps d'extermination ?
 
Je ne suis pas convaincue de l'importance décisive de ces voyages à Auschwitz pour les lycéens, mais si on tient à les faire, que ce soit dans des conditions de fort soutien des jeunes, avec du temps pour penser, discuter, exprimer des émotions et des pensées. Avec des groupes réduits de 20 à 30 personnes et un accompagnement solide et dense d'adultes bien préparés. L'important, dans un tel voyage, c'est de rencontrer une écoute et une parole humaines, qui puissent structurer des émotions tumultueuses et les canaliser dans un sens qui ne soit pas désespérant.

Mais je m'inscris en faux contre cette conviction, qui a rendu le voyage à Auschwitz incontournable, au point d'en faire un rite d'initiation pour les grands adolescents. Il existe toutes sortes d'autres possibilités, qui permettent des parcours cognitifs et sensibles plus consistants. Un cycle de films peut être plus dense qu'un voyage, une visite dans un Musée de la résistance et de la déportation permet de bénéficier de services pédagogiques. 

Une idée importante, dans la transmission, est de poser d'abord l'existence du peuple qui va être assassiné. Mais pour découvrir la vie juive des communautés ashkénazes, mieux vaut une visite à la Maison de la culture yiddish, à Paris, un concert klezmer, une pièce du théâtre yiddish, un livre d'Isaac Bashevis Singer, qu'une visite de synagogue et de cimetière juif en Pologne. On manque d'imagination, par routine et par crispation. Il est urgent de faire une pause, de se féliciter du travail accompli, et de réfléchir à ces transmissions en dehors de toute pression conformiste.
 
   

Quand les mémoires déstabilisent l’école, mémoire de la Shoah et enseignement, sous la direction de Sophie Ernst, INSTITUT NATIONAL DE RECHERCHE PÉDAGOGIQUE, 26 €.

  

Publié dans Histoire

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