10 06 2010 - " Peurs par Tahar Ben Jelloun "

Publié le par Nominoe

 

LEMONDE 05.06.10 14h05 

 

 

"Je vous demande d'arrêter la planète, je descends ; j'ai peur, je ne me sens plus en sécurité, je ne contrôle plus rien, je panique et je ne sais plus où va le monde et ce que font les hommes. Pour toutes ces raisons, je veux descendre !"

 

Voilà ce que tout homme conscient de l'état du monde doit se dire la nuit, quand il ne trouve pas le sommeil. Il passe en revue les crises et catastrophes de ces dernières années. Et il prend peur. Comme dans L'Odyssée, cette peur n'est pas bleue mais verte, parce que l'enfer est dans les parages, l'enfer est possible et ses flammes éternelles virent vers la couleur de l'impuissance. Il repense à ce que lui a dit un vieil ami qui a connu les camps : "Le courage, c'est la peur d'avoir peur." C'est Alain qui a dit : "La peur est la matière du courage." Alors il se sent courageux. Il ira au-devant de ses douleurs, de ses doutes et des ténèbres.

 

La grippe (virus H1N1) est arrivée en même temps que la crise financière qui a fait trembler les banques, les Bourses, les Etats et le pauvre citoyen qui ne sait plus que faire ni que penser. On découvre que l'essentiel est en partie basé sur du vent, le vide, le rien qui s'affiche paré d'habits de gala.

 

La crise financière agit comme les bombes à sous-munitions. Ces bombes, quand elles sont lancées à partir d'un avion, tombent en se multipliant par centaines. Certaines petites bombes n'explosent pas immédiatement ; elles dorment sous la terre jusqu'au jour où quelqu'un passe par là et marche dessus ; alors elles explosent et tuent en temps de paix ou lors d'une accalmie. (Le 29 mai 2008, 107 pays ont signé un traité interdisant leur utilisation ; ceux qui ont refusé de signer ce traité sont les plus puissants : les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la Corée du Nord, l'Inde, l'Iran, Israël et le Pakistan.) Ce sont ces Etats qui font de la peur une industrie et une politique.

 

Quand un Etat est en proie à la peur, il est pris de panique et commet l'irréparable comme cela s'est passé lundi 31 mai au large d'Israël. C'est David Grossman qui évoque la peur à la base de ce qu'il appelle cette "souillure morale".

 

Après les banques, c'est la santé de la monnaie qui chancelle. Le cas grec nous apprend qu'il existe des pays malades, des Etats aux structures malsaines, des maisons en bois vernis de l'extérieur et pourri de l'intérieur. Le mot arabe pour désigner la corruption est rachoua, ce qui signifie pierre poreuse ou tronc pourri et par extension personne non fiable.

 

La crise grecque a révélé que l'Europe n'est pas encore une entité forte, c'est-à-dire saine et réellement solidaire. L'Europe reste à construire sur des bases solides. Mais il est difficile de s'unir, c'est-à-dire d'accepter d'avoir un destin commun avec des différences et des particularités. Les égoïsmes d'Etat avec des faiblesses et des mauvaises pratiques sont plus forts que l'esprit de solidarité. La crise n'est pas que financière, elle est aussi morale. C'est pour cela qu'elle dure de manière moins spectaculaire, mais elle creuse son sillon et installe la peur. Il est à craindre, comme l'écrit Vittorio Alfieri (1749-1803) dans De la tyrannie, que nous arrivions au stade où "de la peur de tous naît sous la tyrannie la lâcheté de presque tous".

 

Au moment où cette Europe (en fait l'Allemagne et la France) sauve la Grèce, un pays miné par la corruption, voilà que notre attention est attirée par un nuage, un gros nuage qui va clouer au sol la majorité des avions d'Europe et d'Amérique.

 

La peur est là. Elle est générale et diffuse, palpable mais non localisée. Elle nous dit la fragilité des systèmes qui gouvernent le monde. Elle nous invite à plus d'humilité. Il n'y a même pas de quoi convoquer son courage, car que faire contre un volcan qui se réveille ? Un de mes enfants m'a dit : n'est-ce pas le début de la fin du monde ? Il avait vu le film-catastrophe 2012, où l'on assiste à cette fin de la planète Terre avec des effets spéciaux impressionnants. Pourtant, il n'avait pas peur. Pour lui, tout est spectacle, le réel et l'imaginaire.

 

Cependant, quand la planète est secouée par des tsunamis, par des ouragans, des typhons, des tremblements de terre, par des changements brutaux et bizarres du climat, on se dit : "Ça arrive aux autres, pas à nous ! L'Asie est loin ! L'Amérique est loin !" Mais à aucun moment l'homme ne se pose la question : mais qu'avons-nous fait pour que la Terre soit devenue si inhospitalière ? Quelle est notre part de responsabilité ?

 

Au lendemain de l'ouragan Katrina, le New York Times a titré à la "une" sur toute la page : "C'est l'homme qui a fait ça". C'est vrai. L'homme est le meilleur ennemi de l'homme. Il est le fabuleux destructeur de la nature dans le but de gagner toujours plus et de satisfaire tous ses égoïsmes. Nos peurs avancent, nous étouffent, nous font mal. Il arrive même qu'elles fassent se retirer notre sang, nous vident de notre humanité et nous abandonnent à notre solitude.

 

Pendant ce temps-là des irresponsables continuent de jouer avec la Bourse, spéculent sur du vent, vendent et achètent de l'argent avec de l'argent qui n'existe pas, un argent virtuel. Avec ces opérations immorales, ils s'enrichissent et se moquent totalement de ruiner des pays.

 

Arrêtez la planète, je veux descendre ! Mais personne ne m'entend. C'est comme dans un cauchemar, où les cris n'arrivent pas à sortir du fond de la gorge. Mais, après la pluie, après la noirceur du monde, arrivent le printemps et la lumière d'un monde neuf et beau ! Je pense à cet espoir parce que je viens de voir une belle femme en train d'allaiter son bébé, assise sur un banc, au jardin du Luxembourg, indifférente au tumulte et au bruit du monde.


Ecrivain et poète, Tahar Ben Jelloun est membre de l'Académie Goncourt depuis 2008. Il a reçu le prix Goncourt pour "La Nuit sacrée" (Points Seuil) en 1987.

Il a publié "Le Racisme expliqué à ma fille" (Seuil, 1997). Dernier livre paru, "Au pays", chez Gallimard (2009).

 

Tahar Ben Jelloun, écrivain et poète.
 
 

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B
<br /> En plein désert de Karakoum (Turkménistan), près du village disparu de Darvaza, se trouve un cratère d'une vingtaine de mètres de profondeur, baptisé la "porte de l'enfer". A l'intérieur, un feu<br /> inextinguible brûle depuis plusieurs années. Ce puits est-il l'oeuvre de la nature? Hélas non! Il est simplement le résultat d'une désolante prospection minière soviétique, commencée dans les<br /> années 50 et qui, à la suite d'un forage qui a mal tourné, s'est transformé en brasier furieux et crépitant suite au fait que les russes ont voulu essayer d'incendier les gaz empoisonnés qui<br /> auraient pu se dégager du cratère. résultat: brûlure hyperthermique de l'écorce terrestre blessée à vif par l'Homme et ses turpitudes. Alors oui, gardons espoir pour irriguer notre planète de<br /> sentiments rafraîchissants mais point trop d'illusions quand même, car n'oublions pas que si l'homme est un loup pour l'homme, il est aussi un authentique prédateur pour la planète qu'il dévore<br /> sans limites dans sa volonté outrancière de mercantilisme!<br /> <br /> <br />
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